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Application du devoir de vigilance aux entreprises de l’armement

Nicolas Guillaume
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Application du devoir de vigilance aux entreprises de l’armement
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Vers l’application du devoir de vigilance aux entreprises de l’armement pour l’utilisation des matériels de guerre exportés ?

Plusieurs associations de défense des droits humains font du contrôle de l’industrie de l’armement un sujet militant à part entière. Les campagnes de presse et les démarches judiciaires dénonçant certaines exportations de matériels de guerre[1] sont croissantes. Non seulement dénonciatrices de la politique en la matière de l’Etat[2], elles cherchent également à engager la responsabilité civile voire pénale des entreprises exportatrices et de leurs dirigeants[3].

Si la décision d’autorisation d’exportation de matériels de guerre relève de la théorie des « actes de gouvernement » ne pouvant engager la responsabilité de l’Etat devant les juridictions administratives[4], la conclusion des contrats de vente de matériels de guerre par une entreprise est détachable de la décision à laquelle la vente est subordonnée[5]. Par conséquent, l’obtention d’une licence d’exportation de matériels de guerre pour une entreprise ne fait pas écran à l’engagement de sa responsabilité. Pour rappel, la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) rend un avis au Premier ministre sur la délivrance des licences d’exportation, appréciant dans ce cadre la conformité des exportations au droit international humanitaire et aux droits humains. S’agissant des biens à double usage, il s’agit de la commission interministérielle des biens à double usage (CIBDU)[6] au profit du ministère de l’Economie.

A terme, le devoir de vigilance pourrait devenir un fondement de l’engagement de poursuites contre une entreprise du secteur de l’armement, quand bien même il n’est pas originellement destiné à de telles fins.

Obligation de publication d’un plan de vigilance

La loi sur le devoir de vigilance de 2017[7] oblige les entreprises de plus de 5 000 salariés en France ou de plus de 10 000 salariés à l’international à publier un plan de vigilance. Ce plan doit lister les mesures prises[8] pour réduire les risques d’atteintes graves aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement qui peuvent résulter de leurs activités et de celles des sociétés qu’elles contrôlent, mais également de ses sous-traitants ou fournisseurs. Le plan doit également comprendre des actions d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves[9]. Par conséquent, la loi est orientée vers la prévention des risques liés à la chaîne de production et non à l’emploi final du produit par le client, ce qui est le cas dans les actions judiciaires contre certaines exportations de matériels de guerre. A noter que les « atteintes graves » ne font pas l’objet d’une définition[10]. Le devoir de vigilance n’est cependant pas une obligation de résultat.

Cependant, certaines associations et organisations non-gouvernementales (ONG) interprètent cette loi comme applicable à l’utilisation du produit. En l’absence de jurisprudence concernant l’application du devoir de vigilance aux activités d’exportation d’armement et au regard de l’obligation d’intégrer au plan de vigilance des actions de prévention des atteintes graves aux droits humains, il n’est pas exclu que la loi sur le devoir de vigilance puisse un jour fonder une condamnation. Les incertitudes persistent d’autant plus qu’aucun décret d’application n’a été publié à ce jour.

Par ailleurs, à plus court terme, il pourrait plutôt s’agir de la directive relative au « Devoir de vigilance en matière de durabilité des entreprises » présentée en février 2022 par la Commission européenne[11] qui serve de fondement à de telles actions. Au titre de la proposition de directive, les entreprises devront mettre en place des mesures appropriées pour :

1) Identifier les « incidences négatives graves »[12] aux droits humains ou à l’environnement,

2) Prévenir ou minimiser ces atteintes,

3) Mettre un terme à ces atteintes.

Application et sanctions

Les Etats membres devront assurer l’engagement de la responsabilité civile des entreprises défaillantes si elles ne respectent pas ces deux dernières obligations (article 22). Par ailleurs, le projet prévoit la création d’une autorité de supervision, qui pourra notamment sanctionner une entreprise (article 17). Les sanctions financières sont basées sur le chiffre d’affaires de l’entreprise.

Cette obligation de vigilance est plus large que celle prévue par le droit français. Elle couvre les impacts sur les droits de l’homme et l’environnement générés tout au long du cycle de vie, de la production, de l’utilisation et de l’élimination des produits. En d’autres termes, en l’état, elle serait très probablement applicable aux entreprises du secteur de l’armement pour l’utilisation des matériels exportés. De ce fait, la responsabilité d’une entreprise qui n’aurait pas pris les mesures de vigilance nécessaires lors du processus d’exportation du produit pourrait être engagée sur ce fondement et engager a minima des sanctions financières. De ce fait, le modèle envisagé par le projet correspond à un modèle plus coercitif que celui prévu par la loi française sur le devoir de vigilance.

Il reste encore à déterminer l’étendue des mesures de vigilance jugées comme nécessaires pour atténuer les risques lors d’exportations de matériels de guerre ou de biens à double usage. En tout état de cause, en droit français, au titre de l’article L225-102-4, le plan de vigilance doit comprendre notamment une cartographie des risques et des procédures d’évaluation régulière de la situation des tiers avec lesquels une relation commerciale est établie.

 

[1] Les matériels de guerre et assimilés comprennent les armes à feu, leurs munitions, les missiles et tout autre matériel à charge explosive, certains agents chimiques, les véhicules terrestres, aériens et navals mais également leurs dispositifs de protection et plus généralement tout accessoire ou composant majeur impliqué dans l’utilisation. Voir la liste des matériels de guerre et matériels assimilés et des produits liés à la défense modifiée par Arrêté du 3 décembre 2021.

[2] Amnesty International dénonce par exemple la « complicité de la France » dans les violations du droit international humanitaire au Yémen en raison de la fourniture de matériels de guerre à l’Arabie saoudite. Source : site web de l’ONG consulté le 20 septembre 2022 (https://www.amnesty.fr/controle-des-armes/actualites/la-france-toujours-lun-des-plus-gros-fournisseurs).

[3] Amnesty International et le Centre européen pour les droits de l’homme et constitutionnels ont publiquement demandé en 2020 au bureau du Procureur de la Cour pénale internationale d’enquêter sur « les dirigeants d’entreprises de l’industrie de l’armement liés à des allégations de crimes de guerre ». Source : site web d’Amnesty International consulté le 20 septembre 2022 (https://www.amnesty.fr/presse/la-cpi-doit-enquter-sur-les-dirigeants-dentreprises).

[4] Conseil d’Etat, 28 avril 1993, n°89592.

[5] Cour de Cassation, Chambre civile 1, 30 juin 1992, no 90-22.122.

[6] Pour le Service des biens à double usage (SBDU), Les biens à double usage sont des biens sensibles, dans la plupart des cas, destinés à des applications civiles, mais qui peuvent être utilisés à des fins militaires (conventionnelles ou armes de destruction massive). A ce titre, leur exportation est soumise à autorisation.

[7] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

[8] De manière obligatoire le plan doit contenir les mesures suivantes : 1) Cartographie des risques d’atteintes graves, 2) Procédure d’évaluation des fournisseurs/sous-traitants/filiales, 3) Actions d’atténuation des risques d’atteintes graves, 4) Mécanisme d’alerte, 5) Disposition de suivi et d’évaluation des mesures prises.

[9] Article L. 225-102-4 I du Code de commerce.

[10] Le cadre référentiel du Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies permet de considérer qu’il s’agit des atteintes considérées comme les plus importantes par leur magnitude et/ou de leur portée et/ou de leur caractère remédiable. Voir à ce titre UN OHCHR, Guiding Principles on Business and Human Rights, 2011 et UN OHCHR, Identifying and Assessing Human Rights Risks related to End-Use, 2020.

[11] Proposition de directive sur le devoir de vigilance en matière de durabilité des entreprises et son annexe, en date du 23 février 2022, COM(2022)71, modifiant la directive (UE) 2019/1937 du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l’Union.

[12] Etant définies à l’article 4 du Projet comme « [des] incidence[s] négative[s] sur l’environnement ou [des] incidences négatives sur les droits de l’homme qui [sont] particulièrement importante[s] par [leur] nature, ou qui touche[nt] un grand nombre de personnes ou une grande partie de l’environnement, ou qui [sont] irréversible[s] ou [auxquelles] il est particulièrement difficile de remédier en raison des mesures nécessaires pour rétablir la situation antérieure ».